Béjart, 1789 et nous
- PHILIPPON,CHARLES
- Le Soir, Page 19
- Samedi 4 novembre 1989
- Béjart, 1789 et nous…:
- Au Cirque royal jusqu’au 12 novembre 1989
La danse avant le théâtre
On en parlait depuis des mois, des retrouvailles de Maurice Béjart avec Bruxelles. Evénement très attendu puisque le Béjart Ballet Lausanne nous revient avec 1789 et nous…, le spectacle créé à Paris, il y a quelques mois, à l’occasion des fêtes du bicentenaire de la Révolution française. Sous les verrières du Grand Palais, cette création avait fait un tabac. A n’en pas douter, il en sera de même à Bruxelles (sold out depuis longtemps…). Béjart l’a remarquablement adaptée à la scène du Cirque royal.
Nous avons déjà longuement écrit sur la portée universaliste et humanitaire de 1789 et nous… (Le Soir du 24 mai). Au croisement de l’histoire, Béjart s’interroge sur le sens même d’une «révolution», celle de 1789 bien entendu, mais aussi celles qui restent à faire: rapports entre population nantie et peuples moins privilégiés, attention plus particulière que devrait porter l’homme d’aujourd’hui à la protection de l’environnement. Car il y a dans cette production une dimension écologique, nouvelle préoccupation dans le dictionnaire thématique du chorégraphe. En cette fin de siècle toute proche, qu’adviendra-t-il de l’être humain et de la nature? L’arbre de la liberté fut planté en 1789. Les forêts subsisteront-elles lorsque nous ouvrirons la porte du prochain millénaire? Le final du spectacle apporte une inquiétante réponse, celle du Radeau de la Méduse, vision d’un monde en dérive.
C’est dans un incessant fourmillement d’images que Maurice Béjart traduit son propos: rencontre des races qui peuplent la planète, intervention des quatre éléments, peuples en marche vers un hypothétique destin, quelques tableaux évoquant l’un ou l’autre événement relatif à la fondation de la République. En dépit de cette problématique, chez Béjart fort heureusement, le message ne l’emporte jamais sur la dimension artistique de la chorégraphie: de la danse avant toute chose, et pour cela, d’excellents danseurs. On danse beaucoup dans 1789, et l’on danse à merveille. En effet, le Béjart Ballet Lausanne, jusqu’au dernier rang du corps de ballet (si l’on peut encore employer ce terme), se porte très bien: il trouve son homogénéité dans la qualité de danseurs dont Béjart sait exploiter la technique éprouvée et le pouvoir de rayonnement.
Le génie des ensembles
Si le spectacle a subi quelques légers aménagements, il convient particulièrement bien à la scène du Cirque. A Paris, au Grand Palais, l’accent était mis davantage sur son aspect théâtral de «spectacle total». Dans l’espace plus intime du Cirque, la danse l’emporte irrémédiablement sur l’anecdote qui ne fait plus que souligner l’impact de la chorégraphie. Une grande fresque colorée se transforme ainsi en ballet: il porte la signature d’un immense chorégraphe. Qui au monde détient à ce point le génie des ensembles? Ceux que Béjart a imaginé sur les mouvements de symphonies de Beethoven sont d’une inventivité éblouissante. Les solos de Xavier Ferla, de Jean-Charles Gil, de Gil Roman, de Michel Gascard, de Martyn Fleming, de Jania Batista, de Sacha Stepkin et de Grazia Galante traduisent les élans d’une chorégraphie qui conjugue sens musical et beauté de l’expression. De plus, dans un mouvement quasi ininterrompu, ensembles, solos, de sublimes pas de deux (il y en a même un qui rappelle discrètement celui de Tania Bari et de Jorge Lefebre dans la IXe Symphonie de Beethoven, créée à Bruxelles en 1964), pas de trois et pas de quatre se succèdent à un rythme qui défie toute concurrence. Et c’est là notre plus grande satisfaction: n’est-ce pas ce que l’on attend d’un chorégraphe? Qu’il nous bouleverse par son sens créatif auquel il soumet le potentiel émotionnel de danseurs qui savent ce que danser peut être, et chez lesquels on ressent immanquablement une discipline chorégraphique exigeante et rigoureuse.
CHARLES PHILIPPON.